La Thématique
Le Prix Émile Hermès est destiné à soutenir
l’innovation et à promouvoir de jeunes talents dont la réflexion prospective
accompagnera l’évolution de nos sociétés et de leurs modes de vie.
Pour la quatrième édition de ce Prix, la Fondation d’entreprise Hermès a choisi une
thématique qui permet une réflexion sur une activité particulière et universelle,
féconde pour les sens comme pour l’esprit : jouer.
Comprendre et perfectionner l’imagination, éprouver des plaisirs politiques,
sociaux, littéraires ou galants, mais surtout joyeux, délicats ou populaires :
l’histoire du jeu est riche des moments qu’il procure. Au-delà du rôle de l’activité
ludique dans la société, les apports que l’individu en tire sont denses et multiples.
Jouer l’insère dans son environnement, son époque et apparaît comme une activité
essentielle de construction culturelle et sociale de soi.
Jouer comme activité primordiale de construction de soi…
Il ne s’agit pas ici de retracer une histoire globale du jeu depuis l’Antiquité, mais plutôt de
prendre connaissance du fait que la réflexion sur les apports du jeu pour l’individu, et pas
seulement le rôle du jeu dans la société, est finalement assez récente.
Un changement de perspective s’opère à partir de la fin du XVIe siècle avec l’essor des
travaux mathématiques sur la probabilité. Leibniz, par exemple, considère que jouer est ce
qui permet de comprendre et perfectionner l’art d’inventer, lié au plaisir que l’on prend à s’y
livrer. Cette vision sera diffusée par les encyclopédistes qui loueront l’efficacité des jeux
mathématiques.
L’histoire du jeu est riche de la description des plaisirs politiques, sociaux, littéraires,
poétiques ou galants, mais surtout joyeux, délicats ou populaires qu’il occasionne.
C’est toutefois plutôt au XXe siècle que les questions posées par le fait de jouer sont
analysées en terme de construction sociale et culturelle de soi. Les travaux de Jean
Château, Célestin Freinet, Jean Piaget ou Donald Winnicott, les études plus
anthropologiques de Johan Huizinga et Roger Caillois, les réflexions philosophiques de
Jacques Henriot ou les études anglo-saxonnes menées depuis le milieu des années 1980
et l’avènement du jeu vidéo, puis des supports et plateformes numériques, font évoluer les
regards portés sur les pratiques du jeu.
Objets, structures, lieux…
Si l’on peut considérer que jouer est un amusement soumis à des règles, où il s’agit de se
divertir sans qu’il y ait aucun enjeu, on soulignera que jouer « est pourtant loin d’être une
chose sans gravité ou sans conséquence », que les pratiques du jeu illustrent souvent les
valeurs d’une culture et contribuent à les préciser et à les développer.
Quelques directions semblent essentielles pour réfléchir et concevoir une dimension
contemporaine du jeu :
Jouer permet de développer une action libre, perçue comme fictive et située en dehors de la
vie courante, se déroulant dans un espace et un temps circonscrits avec des règles propres,
dont l’issue n’est pas connue à l’avance. Jouer ne produit ni possessions, ni richesses.
Il peut être important de distinguer les objets dont on se sert pour jouer des structures du jeu
qui seraient l’ensemble des règles et des schèmes que suivent les joueurs.
La relation entre l’attitude ludique du joueur et la structure du jeu doit se comprendre comme
un co-fonctionnement qui crée la situation de jeu.
En d’autres termes, les objets, les structures ou les « lieux » du jeu réels ou virtuels
privilégient l’imagination, la fiction, les expériences où les joueurs sont force de proposition
et créatifs. On peut s’y surpasser, c’est une activité féconde pour les sens et l’esprit.
Réalité, adhésion, expérimentation.
Les designers ont souvent privilégié ce qui leur ressemble le plus : jouer comme pouvoir
d’initiative où l’expérimentation est organisée par les règles constructives et le pouvoir
d’imagination et d’autonomie développé par le regard, la manipulation, le « faire ».
Que ce soit à travers des propositions pour l’enfant ou l’adulte, il y a souvent une méfiance
pour l’éducation au sens classique et normé du terme et une reconnaissance du learning by
doing / making / playing (Bruno Munari, Enzo Mari, etc.).
Les exemples du Bauspiel Schiff [Alma Buscher, 1923] ou des House of Cards [Charles et
Ray Eames, 1952] témoignent de cette volonté de proposer des jeux pour construire sans
forme prédéterminée.
Dans ce cadre, les jeux éducatifs d’imitation ne semblent pas les plus intéressants. Les
activités qui proposent des scenarii ouverts d’où surgissent des possibilités semblent mieux
s’accorder avec la position du designer. Les technologies, auxquelles l’activité numérique
appartient indubitablement, peuvent être partie prenante de cette conception. Il semble alors
possible de poser la question d’une redéfinition de ce qu’est jouer, à travers son support,
son environnement, ou des dispositifs qui puissent permettre de reformuler les apports de
cette activité.
Être ensemble…
Si ce besoin appartient à toutes les cultures, elles l’ont toutes cultivé différemment.
Ce qui est transculturel ou vecteur d’apprentissage des autres cultures par la pratique
(jouer) participe à beaucoup d’aspects de la vie des sociétés quelles que soient leurs
origines. Lorsque le dispositif permet de jouer à plusieurs, de former un groupe, un
ensemble, il favorise la sociabilité et même l’urbanité. Ses objectifs, les attentes et les règles
régissant l’activité sont clairs, ses qualités implicites se déploient lors du jeu, sans même
attendre le résultat.
À travers sa thématique « Jouer », la quatrième édition du Prix Émile Hermès implique
donc des observations précises des modes de relations, des postures, des gestuelles, des
besoins sociaux et culturels des individus à travers le jeu.
La reprise, l’adaptation ou la création de jeux, les objets, les supports, les dispositifs,
éventuellement de petit rapport architectural à l’espace, ce qui traverse les cultures dans
ces pratiques dont le partage est source de richesse d’esprit, ainsi qu’une capacité à créer
hors des stéréotypes sont ses points d’ancrage.
Qu’ils soient envisagés de la façon la plus simple à produire ou mettant en jeu la technologie
la plus pointue, les projets proposés devront prendre en compte les principes de
développement durable afin de réduire l’empreinte de l’homme sur une planète qui
comptera bientôt huit milliards d’habitants.
Le jury du Prix Émile Hermès demande donc aux candidats d’intégrer ces multiples enjeux
dans leur démarche de production et de diffusion.